Petits textes sans prétention

Brian Derevan

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Du caviar pour les groins !

Il s'écoutait écrire et se relisait à haute voix.
Se bousculaient alors toutes les inflexions du répertoire théâtral, mâchant et savourant tous les mots comme s'il s'était agi de son dernier repas. Il s’en serait fallu de très peu pour qu'il s'applaudît.

Et puis, sans que le doute ne le frôle le moins du monde, il lança, pénétré, devant un miroir qui suintait l'image de sa vanité :

« Voici l'incipit de mon best seller ».
« L'un de vous me trahira » ajouta-t-il à l'adresse de ses plumitifs ... nègres engoncés ou encore critiques supposés qui se seraient forcément rués sur cette pépite sans en goûter la pureté, l'éclat, la consistance.

Du caviar pour des groins !

Et bien qu'il consentît à sacrifier son talent sur l'autel de leur médiocrité et en supportât les stigmates calami, il préparait déjà son discours flamboyant d’intronisation à l'Académie.

« Merci... Merci... Merci » en vagues successives émergeaient tout juste d’un tonnerre d’applaudissements lorsque, soudain,

il entendit la sonnerie déchirante du réveil l’arracher à un sommeil matelassier et fécond.

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J'ai vu ...

J'ai vu un homme bionique qui roulait des mécaniques
J'ai vu une horloge parlante qui s'l'envoyait pas dire
J'ai vu un homme grenouille avec une palme d'or
J'ai vu un ban de loup-bars avec des crans d'arêtes
J'ai vu un anonyme qui, à l'église, se signait
J'ai vu un parent d'élève qui avait une maîtresse
J'ai vu une femme à barbe qui rasait tout le monde
J'ai vu une danseuse nue qui faisait planche habillée
J'ai vu un cœur brisé qu'était une bonne pâte
J’ai vu un daltonien qui voyait rouge
J’ai vu un chasseur qui pétait les plombs
J'ai vu un homme sandwich qui mourrait de faim
J'ai vu une infirmière qui pansait avec un patient

Mais aussi ...

J'ai vu un pied de biche qui se disait "à quoi ca cerf ?"
J'ai vu un SMS qui faisait mille feuilles
J’ai vu une glace sans tain qui reprenait des couleurs

Et enfin  ...

J’ai vu le loup et la gnôle

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Radio moquette

On l'appelait radio moquette
Vingt ans d'avance sur internet
Au panthéon de la cancanaille
C'est sûr elle aurait une médaille

Elle était derrière ses carreaux
Qu'elle astiquait de bas en haut
En disant à chacun, chacune
Qu'c'était pour voir briller la lune

Mais en fait il n'en était rien
C'était pour guetter ses voisins
Et colporter sous le manteau
Le venin de tous les ragots

Son ombre était à la fenêtre
Qu'elle mettait en espagnolette
Elle bougeait pas d'un millimètre
Pour observer à la lunette

Elle n'avait pas de jour de repos
Et quand elle grimpait au rideau
C'était pas pour la bagatelle
Mais parce qu'elle tenait la chandelle

Elle allait l'matin à la messe
Et le dimanche c'était confesse
Dans ses chroniques de la haine
Elle était blanchie pour la semaine

Tout en haut de son palmarès
Figurent quelques histoires de fesses
On lui doit deux ou trois divorces
Et un préfet muté en Corse

On l'appelait radio moquette
Vingt ans d'avance sur internet
Au panthéon de la cancanaille
C'est sûr elle aurait une médaille

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"Autant que faire se peut"
 

"Autant que faire se peut"
Avait bien des soucis avec sa hiérarchie
Mais aujourd’hui cet employé modèle
Risqua l’insubordination rebelle
 

Il entra sans frapper dans le bureau du possible
Le bureau semblait vide
Il osa un « y’a quelqu’un ? »
Qui déclencha illico le processus des réponses toutes faites
S’en suivit le lot des hypothèses absconses, des postulats douteux, des principes amovibles.
Interrompant le cours de cet éboulis de potentialités fermées
 

Il appuya alors sur le bouton de la pensée unique
déclenchant la chute du dictionnaire des idées reçues
qui s’ouvrit à la page des « Yaka Fokon » dans un nuage de « y'a pas de fumée sans feu»
Il recula pour l’éviter, glissa sur un malentendu et s’agrippa in extremis sur un pis-aller évitant par là-même le saut dans l’abîme des perplexités.

« Autant que faire se peut », revenu sur ses pas
Referma la porte du bureau du possible
Laissant là ses questions, ses doutes, ses incertitudes
Pour rejoindre les bras réconfortants du « Quoi qu’il en soit » qui ne l’attendaient pas
Je ferai de mon mieux se dit-il

Et il ne fit plus rien !

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Tu cliques !

T’en as marre et tu souffles
Du matin jusqu’au soir
T’as l’esprit en pantoufles
Et on a peine à croire
Que sans bouger d’une chaise
Tu sais tout, t’as tout vu
Moi j’dis chapeau, balaise !
T’es blasé et moulu

Tu cliques !

On découvre une planète
Un nouvel animal
Toi t’es dans tes baskets
Et tu trouves ça normal
Car plus rien ne t’étonne
Ni le vent, ni les arbres
Ni les couleurs d’automne
Tout te laisse de marbre

Tu cliques !

T’en peux plus, tu satures
Alors dans ton cerveau
Tout devient confiture
Trop d’infos tue l’info

Tu cliques !

Pis ça t’intéresse pas
Enfin pas plus que ça
Et de ton canapé
T’as déjà tout zappé

Tu cliques !

T’es figé, immobile
Dans ton pays sans ciel
Ton paradis d’exil
Ton monde artificiel

Tu cliques ! Tu cliques ! Tu cliques !

Et tu zappes !

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L'éclipse (11/08/99)

"Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n'est pas là et le soleil attend" (Ch. Trenet)

Et si Trenet avait raison ?
Et si le soleil n'attendait plus ?

Qu'en disent nos scientifiques humanistes penseurs ?

Si au grand dam des astrophysiciens patentés et des voyeuristes pervers cachés derrière leurs rideaux noirs
Si ce jour-là, précisément, la lune mal lunée ne venait pas prendre son baiser de soleil
Et si le soleil l'attendait jusqu'à plus d'heure avant de s'éclipser

C'est qu'il en connait un rayon, le soleil, sur les dîners aux chandelles
Au matin, c'est lui qui amène les croissants à la lune

Mais la lune ne vient pas
Mauvais temps pour la pluie d'étoiles

Coup de foudre désastre
Tombé au champ du coeur
Vif comme l'étoile filante
Perdue dans de la nuit

Et si la lune s'était éclipsée dans la mer en un éclair ?

Timidité ? Pudeur ?
Foutu malentendu
Et si le soleil n'attendait plus ...