Nouvelles & petits textes

Vernissage

Soirée vernissage, bulles de champagne, petits fours et pas lents. Murmures de phrases trempées dans des lotions capiteuses, rires échappés d’une hystérique accrochée à une coupe, j’observais ce monde aux murs blancs, tachetés d’œuvres d’art…

Et puis, seule, plantée devant un tableau qui ne me parlait pas, j’essayais de comprendre ce qu’il tentait de dire. L’homme s’avança vers moi pour ne plus me quitter. Il était là depuis près d’une demi heure à me débiter des phrases qui semblaient épuiser son souffle sans jamais le tarir. Je regardais ma montre avec ostentation. Comme il se parlait à lui-même, il ne remarqua pas cette discourtoisie. J’aurais d'ailleurs pu le laisser là avec son gargarisme de mots effervescents sans qu’il puisse même s’en apercevoir.

L’objet principal de la discussion ne tournait pas autour du tableau, ni autour de lui, non. L’unique sujet c’était lui. Son travail prenant, à lourdes responsabilités, sa voiture 10 chevaux diesel à vitres teintés, argent iridium métal, sa maison meulière sur trois étages, dressée au milieu d'un parc, sa merveilleuse épouse courageuse et inoxydable, ses quatre enfants vifs, intelligents, évidemment surdoués et promis à un brillant avenir, son lévrier afghan, bête à concours… Tout avait été passé au crible du monologue sans qu’il se soit inquiété le moins du monde quel était la récipiendaire de sa litanie d’autosatisfaction dégoulinante.

C’était la première fois que je rencontrais ce personnage haussé sur lui-même qui me donnait la nausée mais qui semblait ne craindre aucun vertige. Je l’avais sur les bras comme s’il avait épuisé tous les visiteurs alentours.

Je savais tout de lui, il ignorait jusqu'à la couleur de mon manteau rouge flambant neuf, seul entre nous restait muet le tableau qui, lui, ne me parlait toujours pas.

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ET AINSI DE SUITE ...

(primée au concours de la Nouvelle Issy Les Moulineaux 2006 -
sur le thème : "... on biffe, on gomme, on efface et on recommence ...")

Avec frénésie, Arsène Lemarchand, s’essuya les pieds sur son paillasson tout neuf. Quand il entra chez lui, il pestait encore contre le chien de Madame Gisèle, qui s’était laissé aller, une fois de plus, devant le 214 rue Frémont… Il n’en avait pas la preuve mais un jour, c’est sûr, il se posterait toute une journée, à l’affût du flagrant délit, muni d’un appareil photo, derrière la camionnette blanche des Epiceries Berthier, garée toujours en face.

Madame Gisèle habitait, au troisième étage, l’appartement du dessus. Il ne l’aimait pas parce qu’elle secouait ses nappes et ses tapis, exprès, du moins le pensait-il, sur ses bacs de géraniums, fleurs qu’il affectionnait et qu’il entretenait avec amour. Il avait la vanité de croire que c’était grâce à elles si la façade de l’immeuble, dont le ravalement tardait à venir, conservait un sursaut d’élégance.

Arsène ne supportait plus cette voisine détestable, dont la promiscuité, haute de cinq étages, les obligeait à se croiser plusieurs fois par jour. Il était en retraite depuis trois ans et les occasions de s’éviter ne manquaient pas. C’était la guerre. Une guerre de voisinage confinée, mesquine, silencieuse où seuls les soupirs agacés pilonnaient l’atmosphère et sifflaient aux oreilles de Monsieur Bourdin. Lequel Monsieur Bourdin, gardien de son état, avait bien tenté, à moult reprises, la réconciliation et s’était vu renvoyer prestement à ses propres affaires.

Il avait fini par se ranger à la conclusion que, décidément, entre ces deux résistants, l’armistice n’était pas pour demain.

Mais pour l’heure, il y avait urgence. Arsène retira ses chaussures et se dirigea tout droit vers la salle de bains, il ne prit pas la peine de caresser son chat qui miaulait à ses pieds. La tâche était pressée. Le visage tordu de dégoût, il ouvrit le robinet à grande eau présentant la semelle de son mocassin sous le jet en prenant grand soin de ne pas mouiller le cuir. Tandis qu’il était à son oeuvre, le téléphone sonna, ce qui ne manqua pas de le surprendre, lui qui, plongé dans un vertigineux abîme relationnel, ne recevait jamais aucun coup de fil. Il s’était abonné par mesure de prévention, au cas où il arriverait quelque chose. Du reste, au-dessus de l’appareil, trônaient les numéros des urgences, des pompiers, de la police et de tous les corps de métiers susceptibles de garantir quiétude et sérénité.

- Bonjour Monsieur, je suis bien chez Arsène Lemarchand ?

Evidemment qu’elle était chez Arsène Lemarchand puisqu’elle l’avait sonné, cette voix en costume-cravate amidonnée, pensa-t-il irrité.

- Qui le demande ? Avait-t-il rétorqué sur le ton de « qui le dérange ?»

- Vous êtes Arsène Lemarchand, demeurant résidence du Clos Fleuri, sise 214 rue Frémont ?

- Oui, c’est ça, mais qui le demande ?

- Maître André Lamarre de l’Etude Lavandier. Raymond Colliquet était l’une de vos connaissances ?

- Etait ? Il reprit ce mot au passé comme il l’avait entendu et cette information définitive lui fit l’effet d’un coup de poignard au coeur.

- Ha, vous n’êtes pas au courant ? Enchaîna la voix faussement confuse - Je suis désolé de vous l’apprendre comme ça, Monsieur Raymond Colliquet est décédé, il y a de cela deux semaines et j’ai par-devers moi un document que je dois porter à votre connaissance. Est-ce que le jeudi 12 septembre à 10h30 vous conviendrait ?

Le calendrier des Postes lui faisait office d’agenda, mais sans le consulter Arsène bredouilla :

- 12 septembre, 10h30 ? Oui, oui sans doute oui, je m’arrangerai…

- Bien Monsieur Lemarchand, alors au 12, je vous fais envoyer un courrier de confirmation.

Au revoir et …

Il n’entendit pas les condoléances qui achevèrent la conversation de son interlocuteur.

- Oui, c’est ça au revoir…

Arsène était planté là, solennel, abasourdi, meurtri au milieu du salon. Le regard vague il essayait de rendre lisibles les pensées qui s’entassaient dans sa tête en un amas brumeux. Le  combiné n’était pas raccroché, mais il ignorait le bruit lancinant de l’appareil. Puis, après quelques minutes, il retourna machinalement dans la salle de bains pour finir ce qu’il avait commencé.

Il n’avait maintenant plus aucune rancoeur contreMme Gisèle et son chien, son esprit était ailleurs, bien ailleurs. Raymond était mort et il ne lui avait pas dit la vérité ...

Cet ami providentiel, arrivé sur le tard comme une météorite, s’était cratérisé dans sa vie un dimanche. Arsène s’en souvenait bien, non pas parce qu’il l’avait consigné dans son petit carnet rouge entre une citation de Napoléon et le prix de son appareil photo, mais parce que c’était le jour du seigneur et qu’il se rendait à la messe.

Ce jour-là, comme tous les dimanches, Arsène était habillé avec grands soins. Il avait mis son costume à gilet bleu marine, sa chemise blanche à col cassé, ses chaussures noires à pompons fraîchement cirées et pour parfaire sa tenue, il avait fixé, après un petit réglage de principe, la montre à gousset paternelle. Le temps de décrocher son parapluie et de rassurer Babel, son chat, il était fin prêt. Tandis qu’il descendait les marches, il se demandait si ses géraniums allaient supporter encore longtemps la chaleur caniculaire de juillet. Il était encore perdu dans ses réflexions quand il vit s’agiter à l’arrière d’un taxi, les deux bras d’un homme qui essayait d’attirer son attention. Le visage épanoui, fendu d’un large sourire, il articulait des mots muets qui s’écrasaient sur la vitre. Après s’être assuré qu’il était bien l’objet de tout cet émoi, Arsène, qui ne lisait pas sur les lèvres et dont la surprise était totale, s’arrêta net. La vitre ne cédant pas aux tentatives d’ouverture, l’homme fit signe au chauffeur de se garer en lui tapant sur l’épaule. Celui-ci s’exécuta à hauteur d’Arsène. L’inconnu descendit de la voiture et faillit tomber, Arsène le rattrapa de justesse.

- Bonjour Pierre, c’est moi, Raymond, Raymond Colliquet, si je m’attendais, tu n’as pas changé, ca fait quoi ? 35, 40 ans… je t’ai reconnu au premier coup d’oeil !

Etouffé d’embrassades, plaqué contre son torse rebondi, Raymond Colliquet - c’était effectivement son nom - l’enchaîna dans ses souvenirs et ses anecdotes au train du déroulé de la bobine de fil qu’on vient de laisser tomber. Il était envahissant, exalté, heureux.

Arsène n’eut pas la place dans cette logorrhée compacte, ponctuée de « c‘est pas croyable, si je m’attendais », de dire qu’il y avait méprise, que c’était une erreur, qu’il n’avait jamais mis les pieds à Montpellier et que Raymond ne pouvait pas avoir été amoureux de la belle Suzette dit Zuzu, parce qu’hélas, il n’avait jamais eu de soeur.

Bien sûr qu’il aurait pu insister d’avantage, mais Arsène se laissa séduire par la promesse de cette brusque rencontre qui allait, au soir de sa vie, en changer la luminosité, il en était persuadé. Après tout, qu’avait-elle été cette vie ? Une somme d’échecs vifs comme des petits coups d’aiguille sur une plaie béante. L’âge aidant, ce héros ordinaire, d’une histoire

singulière, habillé de réserves et de timidité, conscient d’avoir raté l’essentiel - l’amour, le mariage, les enfants - s’était emmuré dans l’aigreur. Resté à la porte de sa vie, il n’avait pas su dire, il n’avait pas su faire, il n’avait simplement jamais osé.

Allait-il une fois de plus passer à côté du destin ? Non. Cette idée ne lui traversa même pas l’esprit.

Il entraîna Raymond à l’église, lui qui n’était pas croyant, mais après tout, on s’était retrouvé, on ne se lâcherait plus.

Depuis ce jour, Arsène était devenu Pierre. Et Pierre ne quittait plus Raymond. Arsène l’imposteur s’enfonçait dans le mensonge en se disant qu’un jour il serait forcé de dire la vérité mais il avait tout le temps. Le temps d’enfiler le costume de Pierre, d’ajuster les mesures, de faire quelques pas, d’effacer quelques plis. Le temps de poursuivre sa vie sur les traces d’un autre, le temps de balayer devant sa porte les résidus de la monotonie, le temps de se faire des souvenirs, d’apprendre à être heureux. Le temps de goûter à toutes les saveurs de l’amitié, le temps de devenir un socle sur lequel on s’appuie. Après tout, ça ne faisait de mal à personne, au contraire. Il s’agissait de deux solitudes que le hasard ou la chance avait fait se rencontrer et çà Arsène avait fini par le comprendre.

La météo n’était pas propice, il pleuvait des cordes et malgré son parapluie, le costume à gilet bleu marine d’Arsène était humide lorsqu’il arriva devant la lourde porte verte de l’Etude Lavandier. Elle eut peine à s’ouvrir et Arsène composa deux fois le code dissuasif de l’entrée, elle finit par céder. Il gravit lentement les marches du premier étage, poussé par le regard inquisiteur de la gardienne.

Tout était froid et austère dans cette salle d’attente, malgré la présence de quelques immenses tableaux aux couleurs vives. Il fut introduit dans le bureau de Maître André Lamarre par une femme sans sourire à la chevelure grisonnante qui se fondait au décor.

Maître Lamarre l’accueillit avec un rictus de bienvenue qui lui déformait les lèvres et contrariait la régularité des traits de son visage. Ses yeux clairs cachés dernière d’épaisses lunettes cherchaient le regard d’Arsène qui avait du mal à se fixer.

- Bonjour Monsieur Lemarchand, je vous en prie asseyez-vous.

La poignée de main tendue était ferme, elle appartenait à un homme dont le temps était précieux.

- Bonjour Maître.

Arsène n’était pas intimidé, il avait gommé une grande partie de ses inhibitions en endossant le rôle de Pierre. De toute sa vie bien rangée, il n’avait jamais eu affaire aux avocats ou aux notaires et il lui semblait qu’il était en train de vivre une situation surréaliste, dans un décor tout aussi surréaliste.

- Bien, comme je vous le disais au téléphone, je dois vous lire un document qui n’est autre

que le testament de feu Raymond Colliquet.

Arsène n’eut pas de réaction immédiate, il avait juste froid et cela occupait une bonne partie de son attention.

- Mais d’abord je dois vous donner une lettre qu’il vous a écrite au cas où il lui arriverait quelque chose.

- Vous savez de quoi il est mort ? Demanda Arsène.

- C’était un homme au coeur fragile, qui avait déjà eu plusieurs alertes, la dernière a été décisive.

En cinq ans de complicité Raymond ne lui avait jamais parlé de ses problèmes de santé. Il réalisa que finalement il savait assez peu de choses de lui. Ces deux là, ils se voyaient pour le meilleur et le meilleur, ce pouvait être simplement deux silhouettes assises sur un banc occupées à regarder les étoiles.

Maître Lamarre lui tendit la lettre, Arsène la décacheta fébrilement, c’était un beau papier beige, épais, noirci d’une écriture cursive. Il n’avait jamais vu l’écriture de Raymond et il pensa qu’elle lui allait bien. Arsène commença de lire en bougeant un peu les lèvres à la manière d’un chapelet qu’on égraine.

Bien Cher Arsène,

Et oui, tu vois, je sais que tu t’appelles Arsène et non Pierre. Le plus menteur des deux n’est pas celui qu’on croit : un bien petit mensonge en réalité pour une si grande cause, l’amitié.

Depuis quelques années, j’étais à la recherche d’un héritier solitaire et sans famille. Je t’ai remarqué un jour que tu courais après ton chat, en fuite dans les jardins de la résidence. Tu n’avais pas l’air content et cette situation cocasse m’avait fait sourire. Je me suis dit qu’il fallait vraiment être seul pour courir après son chat en plein mois d’août.

Je n’ai pas eu tort.

Monsieur Bourdin, ton concierge, habilement questionné, m’avait dressé un portrait de toi peu flatteur, complété par quelques incises d’une certaine Madame Gisèle, mais cela me convenait parfaitement, il ne me fallait pas quelqu’un de sympathique et d’attachant pour que je n’ai pas grand regret à partir. Et pourtant, je peux le dire maintenant, j’ai regret à partir.

Je me suis entraîné longtemps devant la glace pour faire une belle entrée dans ta vie. Et le jour où je t’ai abordé, j’avais tellement le trac que je t’ai appelé … Pierre au lieu d’Arsène.

Après il était trop tard pour revenir en arrière.

Voilà, tu sais à peu près tout de cette rencontre « fortuite », le reste c’est notre histoire.

Arsène je te lègue toute ma fortune. Sa valeur t’impressionnera sûrement. Je l’ai moi-même reçu d’un homme sans lien de parenté avec moi, tout pareil à nous, seul et sans famille. Et, tout comme il me l’avait amicalement ordonné, je voudrais que tu te mettes en quête d’une autre solitude pour ainsi perpétuer l’héritage.

Te voilà suffisamment riche pour parcourir le monde et honorer cette mission, c’est la condition sine qua non pour jouir de tous ces biens. Tu as le droit de refuser bien sûr, mais je te le demande comme un dernier service, au nom de ton ami Raymond.

Ne te décourage pas, ce ne sera pas facile, mais ne brise pas cette chaîne, elle peut t’apporter de grandes joies, j’en témoigne.

J’ai la faiblesse de croire que je vais te manquer un peu. J’emporte avec moi le souvenir d’un homme bien.

Pardon pour ce chagrin et mille mercis de m’avoir apporté des raisons d’exister.

Ton ami pour toujours.

Raymond Colliquet

Maître Lamarre procéda à la lecture du testament. «Je lègue tous mes biens à - Valentin Sifflet, Romane Pot, Christophe Allain, Raymond Colliquet - Arsène Lemarchand, qui s’engage, par son acceptation, à trouver un autre légataire, seul et sans famille, afin de l’ajouter à cette liste de noms biffés, unique trace de leur existence.

… « L’étude Lavandier sera garante de la bonne exécution de toutes les clauses particulières et assurera le contrôle de la gestion patrimoniale – s’en suivait sur plusieurs feuillets une liste conséquente des biens mobiliers et immobiliers»

Arsène n’écoutait plus la lecture, il se disait seulement que rien dans l’attitude de Raymond ne laissait supposer qu’il était fortuné. Bien sûr qu’il était élégant et raffiné, qu’il roulait en taxi, qu’il partait souvent en voyage, parfois sans prévenir, d’où il lui ramenait de somptueux cadeaux, une fois même, prétextant son anniversaire, il lui avait offert une croisière, mais bon, l’homme était simple et délicat …

Maître Lamarre retira ses lunettes pour marquer la fin de sa lecture. Il questionna Arsène :

- Vous pouvez, bien sûr, prendre le temps de la réflexion mais dans le principe, acceptez-vous les conditions du testament ?

Arsène se surprit à répondre sans aucune hésitation :

- Oui … sûrement oui !

Il ne voyait dans cette affaire que la fidélité à un ami, sans en mesurer les conséquences.

- Où est-il enterré ? poursuivit-il d’une voix blanche.

- A Montpellier, ma secrétaire vous donnera l’adresse du cimetière.

- Montpellier, songea-t-il, j’aurai dû y penser…

Et pour la première fois, depuis l’annonce de la disparition de leur ami, Arsène et Pierre se mirent à pleurer.